CHAPITRE V

Contre le ciel, le radeau faisait une tache noire surmontée d’une bulle chatoyante – les rayons du soleil couchant donnaient à la matière transparente l’éclat du rubis. Dumarest le suivit des yeux tandis qu’il s’éloignait au point de disparaître presque à la vue ; puis il le vit faire demi-tour, se redresser et grossir à mesure qu’il se rapprochait. Par trois fois, l’engin répéta cette manœuvre puis, comme le froid commençait à pénétrer ses vêtements, Dumarest se détourna et regagna la cabane.

À l’intérieur, il faisait chaud, et la lumière ruisselait des tubes à incandescence. Veruchia, assise à une table, plongée dans ses cartes et ses ensembles de données, leva les yeux à son entrée.

— A-t-il atterri, Earl ?

— Pas encore.

— Pourquoi mettent-ils si longtemps ?

Elle commençait, nota-t-il, à trahir sa fatigue. Ces semaines d’effort intensif avaient creusé son visage et mis ses nerfs à vif.

— S’ils augmentaient la vitesse, ils pourraient couvrir la zone d’autant plus vite. Nous n’avons pas le temps de traînailler.

— Izane sait ce qu’il fait.

Dumarest contempla les feuillets sur la table par dessus son épaule. Il y avait une carte hypsométrique de la région, couverte d’une foule de marques minuscules, certaines groupées, d’autres largement disséminées.

— S’agit-il des explorations préliminaires ?

— Oui. (Elle scruta son visage.) D’accord, pas la peine de le dire. Je perds mon temps.

— Mais je n’ai pas dit ça.

— Tu le penses. Vous le pensez tous. Earl, est-ce que je suis folle ?

— Non, seulement impatiente.

— De réussir, oui. (Elle cingla les papiers de la main.) J’étais tellement sûre que le vaisseau se trouvait dans cette région. J’aurais parié là-dessus. Il y a des siècles, c’était une zone chaude, et un emplacement logique pour la fondation des premières colonies. Le climat a changé. Le froid a dû chasser les pionniers plus au sud, là où se trouve à présent la cité. Le vaisseau, demeuré sur place, a dû être recouvert par la neige. La neige s’est transformée en glace. Logique, non ?

Il était plus logique de penser que les passagers du vaisseau l’avaient mis en pièces pour récupérer les matériaux dont ils avaient besoin, mais il ne le dit pas. La légende prétendait que le vaisseau était devenu un sanctuaire, un objet de vénération, mais qui pouvait se fier aux légendes ? Les faits se déformaient avec le passage des ans.

— Tu es fatiguée. Tu devrais dormir.

— Plus tard ; Izane a-t-il atterri à présent ?

— Il viendra faire son rapport quand il sera rentré.

Dumarest étudia à nouveau la carte. Le radeau était muni d’un système électronique qui envoyait des ondes dans le sol. Si elles étaient renvoyées, cela indiquait une déformation du terrain. Par des calculs minutieux, on pouvait ensuite déterminer la taille et la nature de l’objet éventuellement enfoui.

— A-t-on vérifié ce qu’était cet objet trouvé à Wend ?

Un second radeau avait signalé cette découverte.

— C’était un compartiment d’emmagasinage souterrain. Vide, rempli d’eau et datant de trois cents ans environ. C’est la seule possibilité que nous ayons trouvée. J’ai envoyé le radeau vers la mer Elgish.

— Le site qui d’après toi possédait le plus faible indice de probabilité ?

Oui. (Elle le regarda avec curiosité.) C’est une étrange façon d’exprimer les choses. Si je ne savais pas à quoi m’en tenir sur ton compte, je te prendrais pour un cyber. C’est tout à fait leur manière de parler, toujours si méticuleuse et précise. Tu as déjà rencontré des cybers ?

— Oui, fit-il d’un ton amer. Trop souvent.

— Et tu ne les aimes pas ?

— Je n’ai aucune raison de les aimer. Y en a-t-il un sur Dradea ?

— Surat. Il vit au palais ; c’était le conseiller de Chorzel. Je suppose qu’il est maintenant celui de Montarg. Je l’ai vu une ou deux fois, quand je travaillais sur mes cartes. Je lui avais demandé de m’aider à déterminer la position possible du Premier Vaisseau, et il avait relevé Wend et la mer Elgish. Je me souviens qu’il avait déclaré que la mer présentait l’indice de probabilité le plus faible. (Elle frémit.) Étrange personnage. Il me donnait la chair de poule. Il me regardait exactement comme si j’avais été un spécimen scientifique intéressant.

Ce qui était précisément ce qu’elle représentait pour lui. Un cyber ne ressentait jamais la moindre émotion ; une opération sur le thalamus effectuée au moment de la puberté rendait la chose impossible. Ils avançaient dans la vie telles des machines vivantes et pensantes, profondément incapables de connaître un jour l’amour et la haine, l’espoir et la crainte, avec pour seul plaisir la gratification mentale de prédictions justes.

— Quelque chose ne va pas, Earl ?

— Non, rien.

Il s’était perdu dans ses pensées. Un cyber sur Dradea : il aurait dû s’y attendre, et il était certain que celui-ci était informé de sa présence sur ce monde. Il aurait dû partir après le combat dans l’arène. Maintenant, il était trop tard.

— Il se passe quelque chose. (Elle se leva, aussitôt inquiète.) Tu es soucieux, Earl. Est-ce à cause du cyber ? Le Cyclan te menace-t-il de quelque façon ?

— J’ai en ma possession une chose dont ils veulent s’emparer, c’est tout. (Il se força à sourire.) N’y pense pas. Ils ne peuvent m’atteindre ici et, quand tu auras retrouvé le vaisseau, je bénéficierai de ton entière protection. (Il redressa la tête en entendant un léger crissement de pas.) Voici Izane.

C’était un homme de petite taille, d’âge mûr, aux cheveux gris et au visage impassible. Une vie passée au milieu d’appareils électroniques lui avait enseigné la valeur de la patience et de la détermination. Il posa une liasse de papiers sur la table.

— Quelque chose ? (Veruchia ne pouvait pas attendre.) Avez-vous trouvé le vaisseau ?

— Nous avons trouvé deux possibilités. (Il choisit un des feuillets et posa un doigt sur la masse de petites taches.) Ici et ici. La première est enfouie à environ soixante mètres sous la surface, la deuxième à la moitié de cela, à peu près. Vous comprenez bien, naturellement, qu’il ne s’agit que d’un relevé secondaire et que ces objets peuvent être n’importe quoi. À mon avis, ce sont des amas de roches comprimées par la glace.

— Mais vous ne pouvez en être certain ?

— Pas encore, reconnut-il. Demain je procéderai à un sondage plus précis de ces deux zones en utilisant un équipement d’un calibre plus fin, réservé à la détection des métaux.

— Demain ?

— Il se fait tard, et la température descend. Il ferait nuit avant que nous repartions.

— Ça n’a pas d’importance, dit Dumarest. Nous avons des projecteurs, et le froid ne nous gênera pas à bord du radeau. Nous décollerons dès que votre matériel sera prêt. (Son ton se fit plus cassant, car Izane restait hésitant.) Allez-y, mon vieux. Si nous découvrons quelque chose, nous pourrions mettre une équipe en place d’ici l’aube pour commencer les excavations. Veruchia, tu devrais mettre des vêtements plus chauds.

Le technicien s’assombrit.

— Vous venez avec nous ? Le radeau ne peut pas transporter deux personnes en plus de l’équipage réglementaire.

— Je sais diriger un radeau, fit Dumarest.

Tout valait mieux que prolonger cette attente vaine.

— Laissez ici deux de vos hommes. Vous surveillerez les appareils, et Veruchia sera à même de décider ce qui doit être fait. À présent, dépêchez-vous.

Il faisait nuit quand ils partirent. Dumarest fit s’élever le radeau rapidement, haut dans les airs, en direction du point indiqué par Izane. Derrière le dôme transparent, les étoiles scintillaient d’un éclat glacial, et les nébuleuses diffuses apparaissaient comme des nappes de brume chatoyante. En dessous, la glace captait la lumière des étoiles pour la refléter en un miroitement laiteux. En arrivant à proximité de l’endroit choisi, il mit en marche les projecteurs afin d’illuminer le secteur. La lumière était forte et pénétrante ; dans son faisceau, il distingua de vagues formes profondément ensevelies sous la glace. Le vaisseau pouvait être l’une d’elles.

— Des rebuts, annonça Izane debout devant sa machine. Des masses de détritus accumulés, arbres, rochers, objets naturels enfouis au fil des années. Les plus anciens se trouveront à la plus grande profondeur. Ralentissez à présent, s’il vous plaît. Jarg, je pense qu’il vaut mieux que tu reprennes les commandes. (Il regarda Dumarest, tandis que son assistant s’installait à la place du pilote.) Sans vouloir vous offenser, il est beaucoup plus expérimenté que vous dans cette tâche. Il est important que nous nous maintenions à constante altitude. Si vous voulez, vous pouvez vous placer près du distributeur et empiler les feuilles d’enregistrement à mesure qu’elles sortent. (Il appuya sur des boutons et l’écran du dispositif s’alluma.) En position, Jarg ? Bien. Maintenant, voyons ce qu’il y a là-dessous.

Veruchia contempla les taches qui dansaient sur l’écran.

— Est-ce l’examen préliminaire ?

— Oui. Avant de tenter d’obtenir une image plus nette, je dois déterminer si nous sommes bien à l’endroit voulu. Vitesse minimale, Jarg ! Un peu plus à droite. Stop ! (Il effectua une série de réglages.) Voilà, vous pouvez voir très clairement à présent.

C’était une masse irrégulière d’une longueur égale à environ trois fois sa largeur, une forme ratatinée qui défiait toute identification. Un vaisseau ? Dumarest en doutait, bien que ce fût quand même possible. La pression de la glace avait pu modifier les proportions, et les dégâts étaient survenus depuis fort longtemps.

Il ne fut pas surpris d’entendre Izane déclarer :

— La masse est homogène et le pourcentage métallique est trop faible pour qu’il puisse s’agir d’une machine. Il y a des traces de fer, mais c’est normal dans cette région. Les montagnes, au nord, renferment d’importants gisements minéraux.

Veruchia était déçue.

— Il ne peut donc s’agir du vaisseau ?

— Non, je miserais ma réputation là-dessus. Ce matériau a toutes les caractéristiques de la roche compacte. (Izane procéda à un nouveau réglage.) Plus bas, Jarg. Plus bas. C’est ça !(Il fit un geste vers l’écran.) Voici l’image la plus nette qu’on puisse obtenir avec cet appareil. Vous pouvez voir la structure de surface, et la sonde sonique révèle que la consistance est exactement la même que celle d’autres roches trouvées dans cette région. Je regrette, mais il est impossible que ce soit autre chose qu’un vaste gisement de pierre naturelle.

Un nouvel échec. Combien en faudrait-il avant qu’elle abandonne les recherches ? Elle n’abandonnerait pas ; en la dévisageant, Dumarest s’en rendit compte. Elle continuerait à chercher jusqu’à ce que le délai soit écoulé. Il sourit, pendant que Jarg faisait glisser le radeau en direction du deuxième site.

— Ne t’en fais pas. Tu savais que ça ne serait pas facile.

— Je me trompais, dit-elle. Ce n’est pas dans cette région que le vaisseau se trouve. Nous allons vérifier le second emplacement, pour plus de sûreté, mais je n’en attends rien. (Elle fronça les sourcils, pensive.) Earl, un cyber peut-il mentir ?

— Ils ne disent pas toujours l’entière vérité.

— Peuvent-ils se tromper ?

— C’est possible. La justesse de leurs prédictions dépend des données à leur disposition. Même un cyber a besoin de faits sur lesquels s’appuyer. Tu songeais à ce qu’il t’a dit à propos de la mer Elgish ?

— Oui, la zone ou l’indice de probabilité était le plus bas. Earl, je me demande s’il a dit cela uniquement pour que je dirige mes recherches ailleurs ?

— À quelle époque lui avais-tu posé la question ?

— Il y a deux ans. Non, décida-t-elle. Il ne pouvait pas mentir. Il n’avait aucune raison de le faire. Il ne pouvait pas savoir qu’il me serait un jour nécessaire de chercher sérieusement le vaisseau.

— Tu fais erreur, la détrompa Dumarest. Ne sous-estime jamais le Cyclan, et rapçelle-toi toujours qu’un cyber ne pense pas comme une personne normale. Pour lui tout est une question de probabilité variable. Tout. Il a dû t’évaluer et extrapoler une série d’événements probables découlant d’une gamme de circonstances diverses. Il était inévitable que Chrozel meure. Le seul facteur inconnu était la date de sa mort, et même cela a pu être déterminé par un acte approprié. À sa mort, tu te trouvais en position d’hériter. Mais l’indice de probabilité était si faible qu’on pouvait presque l’ignorer. S’il avait été plus élevé, tu serais morte à l’heure qu’il est.

— Assassinée ? (Son visage se tendit.) Earl, parles-tu sérieusement ? Le cyber ne ferait pas une chose pareille.

— Il n’en aurait pas besoin. Une allusion au creux de l’oreille voulue, et ç’aurait été réglé. Montarg est ambitieux et ferait n’importe quoi pour devenir Propriétaire. Bien entendu, Surat a tenu compte de la possibilité que tu persistes dans ta revendication. Naturellement il a envisagé la chance que tu aies besoin de chercher la preuve qui se trouvait peut-être dans le Premier Vaisseau. La probabilité était si faible qu’elle en était négligeable, mais elle existait quand même. Et si le Cyclan voulait que Montarg prenne le pouvoir, alors il a dû t’induire en erreur.

— Il m’a menti ?

— Ce n’était pas nécessaire. Il a simplement mentionné deux régions, en indiquant qu’il était moins vraisemblable que le vaisseau se trouve dans l’une que dans l’autre. Wend est un désert aride. N’est-il pas plus probable qu’une chose se trouve sur terre plutôt que dans la mer ?

Le radeau s’immobilisa. Izane manœuvra son appareil, mais Dumarest était sûr de ce qu’il allait découvrir. Une autre masse rocheuse, ou un amas d’arbres gelés et comprimés. Mais il était plus sage d’en avoir la certitude.

Il s’éloigna pendant que Veruchia discutait avec le technicien, et, appuyé à la paroi transparente du dôme, contempla les étoiles. Etoiles innombrables, formant un épais ruban à travers le ciel, certaines composant de vagues motifs ; infinité d’étoiles, dont la plupart étaient des mondes habitables. Pour lui, certaines renfermaient des souvenirs ; Derai à la chevelure d’argent, Kalin à la chevelure de flamme, Lallia, et l’étrange femme rencontrée sur Technos – escales d’un voyage qui semblait-il n’aurait jamais de fin.

Lequel de ces soleils ardents éclairait-il Terre ?

Montarg cria : « Allez ! », et sous son regard avide les jeunes garçons se ruèrent les uns contre les autres en brandissant leurs épées et leurs boucliers. Les épées étaient de bois, les boucliers d’osier ; ils ne pouvaient se faire grand mal, mais ils apprendraient. Ils apprendraient.

— Noble spectacle. (Le ton de Selkas était plein d’ironie.) Est-ce pour cela que vous m’avez fait venir ici, Montarg ? Pour voir des gamins retourner à l’état de bêtes ?

— Ils sont à l’entraînement. (Montarg ne quittait pas des yeux les jeunes combattants.) Et ils apprennent à se défaire d’un artifice qu’on leur a imposé. C’est dans la nature humaine de se battre. Nous ne l’avons que trop longtemps nié. Ce que vous voyez, Selkas, c’est la naissance d’une nouvelle culture.

— La résurrection d’une culture enterrée depuis longtemps, Montarg. Enseignez la violence aux sous-locataires et aux déshérités, et à quoi aboutira-t-on ? Dradea est un monde civilisé et, pour ma part, j’aimerais qu’il demeure ainsi.

— La civilisation est un terme très relatif, Selkas. J’ai choisi de l’appeler décadence, quant à moi. Ces garçons deviendront des hommes qui ne frémiront pas à l’idée de la violence. Ils sont habitués à elle, et d’autant mieux qu’ils auront fait l’expérience de la mystique du combat.

— Des bandits, des tueurs et des matamores qui considéreront la douceur comme de la faiblesse. J’ai connu cela sur de nombreux mondes, Montarg. Il y a des endroits où personne n’ose sortir sans arme le soir. Vous devriez les visiter.

— Je n’ai nul besoin de voyager. Dradea me suffit.

— À vous, peut-être.

Selkas regarda les jeunes garçons. Plusieurs étaient tombés, certains soignaient des contusions ; beaucoup pleuraient de douleur.

— Mais ces jeunes gens ? Que faites-vous de ceux qui désirent apprendre ? Nous n’avons sur cette planète qu’un seul laboratoire de biologie, un seul institut de physique, et un petit département de science pure. Comparés aux autres mondes, nous sommes un village plongé dans l’ignorance. Et vous encouragez cette ignorance. Déjà les vaisseaux se font rares, et le commerce décline. Encore une génération, et nous serons un monde oublié, ignoré du reste de la galaxie.

— Peut-être, concéda Montarg en haussant les épaules. Mais mieux vaut posséder un monde viable qu’un monde qui a perdu sa fierté. Je préfère régner sur une douzaine d’hommes que sur un million de moutons.

— Ambition louable – si vous dites vrai.

— Vous pensez que je mens ?

— Je pense que vous êtes un obsédé, articula posément Selkas. Un fanatique aveuglé par un rêve insensé. Toutes ces absurdités sur la mystique du combat ne datent pas d’aujourd’hui. Je les ai déjà entendues sur d’autres mondes et j’ai vu les résultats inévitables sur ceux qui les avaient suivies. Des hommes se pavanant comme de jeunes coqs, armés et prêts à tuer sur un mot. Une étiquette rigide, et toutes les choses de l’intellect tournées en ridicule. De telles cultures ne peuvent produire de savants, et le budget consacré à l’éducation est inexistant. Lorsque les riches ont besoin de s’entourer de suivants, il n’y a aucune chance pour que leur argent serve à construire des écoles.

— Mais nous pourrions concilier les deux choses.

— Pas dans l’état de notre économie. Le progrès dépend des fonds dont on peut disposer pour le développement des arts et des sciences, et ces fonds doivent être en augmentation constante. Sans ce surcroît de richesse, nous ne pouvons que régresser. Si vous désirez vraiment venir en aide à ce monde, fermez l’arène et utilisez cet argent pour faire venir des professeurs. L’éducation d’un enfant revient au même prix que l’élevage d’un crell. Un crell ne peut rien faire d’autre que mourir – un enfant devenu adulte peut contribuer à l’expansion de la planète. La logique, Montarg. Il y a des moments où elle est inéluctable.

— Votre logique, Selkas, pas la mienne. Mais ce n’est pas pour discuter de cela que je vous ai convié ici. J’ai appris que Veruchia est occupée en ce moment à explorer la mer Elgish.

— C’est exact.

— À cinq cents kilomètres au nord du village de Zem.

— Oui.

— Elle et cette canaille ramassée dans l’arène. (Montarg renifla avec mépris.) Jusqu’où certaines femmes ne vont-elles pas pour assouvir leurs appétits ? Cela réfute vos arguments, Selkas. Veruchia, assurément, est une femme cultivée. Elle déteste les jeux et toute forme de violence, et malgré tout elle s’est jetée dans les bras d’un lutteur, un voyageur de passage qui prend tout ce qui est à sa portée. Quand l’argent se sera envolé, il fera de même.

Sur le terrain, les soigneurs allaient d’un blessé à l’autre, tandis que d’autres ramassaient les épées et les boucliers abandonnés. On emporta un garçon dont le bras était cassé. Un autre avait perdu un œil, et il vacillait ; son visage n’était plus qu’un masque sanglant.

— La prochaine fois, ils sauront mieux s’y prendre, dit Montarg avec désinvolture. (Il revint à l’attaque.) Mais soyez sans inquiétude, Selkas. Dumarest ne pourra pas se vanter d’avoir dupé cette idiote. Je veillerai à cela. Vous aurez une dette envers moi, pour avoir sauvegardé votre honneur.

— Mon honneur ?

— C’est vous qui les avez réunis. Vous avez allumé le feu auquel ma cousine s’est brûlée ;

— Le feu ne brûle pas nécessairement, répliqua calmement Selkas. Il peut réchauffer. Ce peut être un grand réconfort pour une personne solitaire.

— Vous avez de l’affection pour elle. À présent j’en suis sûr, et je me demande pourquoi. Vous la défendez et la soutenez dans sa stupidité. Deux radeaux, des techniciens expérimentés, des vivres et du matériel, sans regarder à la dépense. Pourquoi Selkas ? Jamais encore vous n’aviez fait preuve de sollicitude à l’égard d’aucun être vivant. Je serais curieux de connaître vos raisons.

— Mais c’est grâce à votre argent, Montarg.

Il vit la menace dans ses yeux, la flambée de colère, les doigts qui se portaient vers la manche de la tunique. Puis Montarg haussa les épaules, en homme qui attend son heure.

— L’argent que vous l’avez aidée à gagner. Oui, je sais cela, Selkas, c’est vous qui lui avez conseillé de faire ce pari. Elle ne l’aurait jamais fait toute seule. Mais vous vous étiez trahi à ce moment-là, et vous vous êtes encore trahi depuis. Qu’est donc Veruchia pour vous ? Comment un homme possédant vos talents peut-il être attaché à cette mutante renfrognée, ce monstre ?

— Montarg ! Vous allez trop loin !

— Vraiment, Selkas ? (Il émit son rire canin, silencieux, hideux.) La vérité saute aux yeux de n’importe qui. Mais je me demande ce qui a provoqué cette mutation ? Lisa et Oued étaient tous deux de race blanche, et aucun d’eux ne s’était jamais rendu sur des mondes étrangers où des radiations solaires auraient pu perturber leurs chromosomes. Mais vous, Selkas, vous avez beaucoup voyagé en de lointaines planètes. Et, si l’on en croit les vieux ragots, Lisa et vous étiez très proches à une époque. Peut-être plus que proches.

— Vous êtes vil, Montarg. Méprisable. Calomnier les morts ne requiert aucune courage.

— Pas plus que séduire la femme d’un ami.

Montarg fit un pas en arrière tandis que Selkas s’avançait ; ses doigts dégagèrent nerveusement quelque chose de sa manche, mettant au jour l’éclat métallique d’un laser.

— Approchez encore et il se produira un accident des plus regrettables. J’étais en train de vous montrer ce joujou lorsque, je ne sais comment, il s’est déchargé tout seul, en plein dans votre visage. Je serai extrêmement navré – mais vous, vous serez mort. (Sa voix monta d’un ton.) Je vous préviens, Selkas !

Le terrain était désert à présent. Ils se trouvaient hors de portée d’oreille des autres – les groupes de parents et le personnel qui avaient suivi le combat. On se fierait à ses déclarations – qui oserait s’opposer au Propriétaire en puissance ? Selkas prit une profonde inspiration et se contraignit au calme. Chose incroyable, il parvint même à sourire.

— Vous me flattez, Montarg. Lisa était une belle femme. Pensez-vous que, si elle m’avait accordé ses faveurs, j’aurais gardé le silence ? Et est-ce bien sage de mettre en doute l’ascendance de la prochaine Propriétaire ?

— Veruchia ?

Montarg ne dissimula pas son amusement. Ses dents étincelèrent dans le soleil tandis qu’il rengainait son arme.

Vous êtes un optimiste, Selkas. Il lui reste dix jours sur les cent alloués par le Conseil. Trop peu de temps pour fouiller un océan.

— Elle pourrait avoir de la chance.

— Elle pourrait, mais j’en doute. Les miracles ne surviennent pas sur commande. Dans dix jours, je serai le nouveau Propriétaire de Dradea.

Le temps était accablant, le soleil brûlant dans l’air lourd et immobile. Du haut de la falaise.

Dumarest contemplait l’étendue d’eau, bleu-noir et verte, sur laquelle flottaient les taches brunes des algues. Les bateaux qui s’éloignaient laissaient derrière eux un sillage crémeux, tandis que s’affaiblissait le bruit sonore et vindicatif de leur moteur. Plus près du rivage, d’autres bateaux, à rames et voiles, ressemblaient à des jouets fragiles. Ils transportaient des hommes qui plongeaient à la recherche de mollusques, d’algues et de végétation marine de quelque valeur.

En levant les yeux, il apercevait les deux radeaux qui se déplaçaient lentement, à trente mètres environ au-dessus de l’eau, selon un plan de recherche bien établi. Veruchia se trouvait à bord de l’un d’eux, en sûreté avec les techniciens et, Dumarest en était convaincu, en sûreté tant qu’elle n’aurait pas trouvé la preuve dont elle avait besoin. Il était inutile de l’assassiner avant cela.

— Ils ne trouveront rien. (L’homme à côté de lui était trapu, tanné parle soleil.) Mes garé ont exploré chaque centimètre carré de ce coin pour récolter les coquillages, et s’il y avait eu quelque chose au fond, ils l’auraient découvert. Hein, Larco ?

Son partenaire acquiesça.

— C’est vrai, Shem. D’ici jusqu’au bord du plateau continental. Mais crois-tu que ces morveux de l’institut nous écouteraient ? Rien à faire. Ils ne me croiraient pas si je disais qu’il pleut quand bien même ils seraient en plein sous l’averse.

— Comment opérez-vous ? questionna Dumarest. Nus, ou avec un équipement ?

— Ça dépend de la profondeur. Près du rivage, nous plongeons sans attirail, mais plus loin nous utilisons des poumons artificiels. (Shem pointa le doigt.) Vous voyez ? À trois kilomètres environ ; C’est mon bateau ; ils sont en train de pêcher dans le banc Coolum. À trente-cinq mètres de profondeur. On peut y descendre sans rien, mais avec les poumons, on peut fouiller le coin à fond. On trouve de belles pièces là-bas, mais il faut du temps pour les ramasser. (Son bras décrivit un geste vers le nord.) Par là, on ne trouve pas grand-chose. Le fond est accidenté, et c’est trop près du plateau. Plus loin encore au nord, pas question d’y aller.

— Pourquoi ?

— Trop dangereux. Il y a d’énormes bestioles par là, des décapodes, des méduses, des anguilles aussi épaisses que le corps d’un homme, avec des mâchoires capables de couper quelqu’un en deux.

— Les décapodes sont les pires, dit Larco. J’en ai vu d’assez gros pour envoyer un navire par le fond. Une galère à balancier de cinquante hommes.

— Plus gros que ça, renchérit Shem. Tu te rappelles, après cette grande tempête ? Une de ces bêtes s’était échouée sur le rivage, et il a fallu une semaine pour s’en débarrasser. La chair n’est pas comestible, expliqua-t-il. Il a fallu la broyer et la vendre comme engrais. Oui, il y en a de sacrément grosses. (Il eut un regard en biais vers Dumarest.) Vous avez l’intention de pousser les recherches vers le nord ?

— Peut-être. Accepteriez-vous de nous aider ?

— Descendre au fond ? (Shem fit la moue.) Je n’en sais rien. Peut-être, si c’était bien payé, mais seulement peut-être. C’est trop risqué. La vie est suffisamment dure sans qu’on aille au-devant des ennuis. Nous aimerions vous aider, mais vous savez ce que c’est.

— Oui, fit Dumarest. Je sais.

Un bateau l’emmena jusque dessous un radeau. À son signal, l’engin descendit, et il monta à bord, accueilli par les lamentations d’Izane.

— Vous perturbez les plans. Si vous aviez attendu deux heures de plus, nous aurions terminé les recherches dans cette zone.

— Nous n’avons pas deux heures à perdre, répondit Dumarest d’un ton sec. Et autant que je puis en juger, vous gaspillez notre temps.

— Je connais mon boulot.

— D’accord, mais les pêcheurs connaissent la région. Pourquoi n’avez-vous pas écouté leurs avis ?

— Earl.

Veruchia s’était tenue jusque-là près de l’appareil de sondage. Elle s’avança et posa une main sur son bras.

— Nous n’avons pas le temps de nous quereller.

— Nous n’avons pas non plus le temps de nous conformer à la théorie. (Dumarest fixa le technicien.) Les pêcheurs connaissent ces fonds comme leurs poches. Je suggère que nous leur fassions confiance quand ils affirment que le vaisseau n’est pas dans cette zone.

— Ils ne peuvent en avoir la certitude, protesta Izane. Ils pourraient le voir sans être capables de l’identifier. Depuis le temps, il a dû être recouvert par une couche épaisse de mollusques et d’algues.

Sa forme a dû se modifier, d’autres choses, encore. Avant de pouvoir éliminer cette région, il faut en inspecter chaque centimètre carré.

Il sortit d’un tiroir une liasse de papiers et fit courir son doigt sur un réseau de lignes.

— Vous voyez ? Nous sommes au bord de la faille continentale. Nous savons que cette zone est sujette à des tremblements de terre et aux secousses sismiques, et aussi que le dessin de la côte s’est altéré il y a quelques siècles. Si le vaisseau se trouvait au bord de la mer quand un  tremblement de terre s’est produit, il est fort probable que le rivage et le vaisseau aient été submergés. Bien sûr, nous ne pouvons être certains de l’endroit exact où cela est arrivé, mais cette région semble donner quelque espoir.

La logique froide du détachement scientifique contre les connaissances des gens du pays et la puissance de l’intuition. Izane avait peut-être raison – sûrement – mais le temps manquait pour en faire la preuve. Ils fouillaient cette zone depuis des jours, et le temps s’écoulait.

Dumarest reprit :

— Il reste une région inexplorée, au nord. Je pense que nous devrions nous y rendre.

— Des recherches aléatoires ? (Le haussement d’épaules du technicien exprima son dédain devant cette approche peu scientifique.) Je ne puis être d’accord sur la sagesse de cette méthode. Nous pourrions sonder mille points au hasard et manquer le but. Si nous voulons des certitudes, nous devons faire preuve de précision.

Un océan entier à fouiller, en suivant la piste fragile d’une rumeur, de cartes géologiques et d’une histoire contestable. On pouvait passer une vie entière rien qu’à explorer la côte.

Dumarest se retourna et dévisagea la jeune femme.

— Veruchia ?

Il l’avait placée devant la nécessité de prendre une décision, et elle hésita, peu disposée à risquer le pari.

— Je ne sais pas, Earl. Nous pourrions laisser passer notre seule chance. Serait-il possible d’accélérer les recherches, Izane ?

— Nous faisons aussi vite que nous pouvons. Aller plus vite reviendrait à ne rien faire du tout. Je vous conseillerais de nous en tenir au plan. Bien entendu, je ferai comme vous déciderez. C’est vous qui payez nos services.

Sa voix était empreinte de maussaderie et de lassitude. Ils étaient tous fatigués, engourdis par les échecs continuels, le cerveau lent, les nerfs à vif. Une sonnerie tinta sur l’appareil de détection. Jarg vérifia et secoua la tête.

— Une masse rocheuse de grande dimension, mais d’origine naturelle.

Veruchia soupira puis, d’une manière très féminine, fit appel à celui qu’elle aimait.

— Je ne sais ce qui est préférable, Earl. Ne peux-tu décider pour moi ?

Sans hésiter, il dit :

— Nous irons au nord et au sud et sonderons les régions situées de chaque côté des zones de pêche, jusqu’aux limites du plateau continental. Je suppose qu’il serait inutile d’étendre les recherches au-delà de ce point ?

— Pas avec l’équipement dont nous disposons actuellement, répondit Izane. La dénivellation est très forte, et les eaux profondes. La distorsion est trop importante pour que nous puissions obtenir une image nette. Si nous avions un sous-marin, je vous le conseillerais, mais… (Il s’interrompit, ne voyant pas la nécessité de s’étendre davantage.) Nous allons vers le nord, donc ?

— Immédiatement. Envoyez l’autre radeau vers le sud et signalez-nous tout ce qui présentera un intérêt. (Dumarest prit Veruchia par le bras.) Tu vas à terre. Tu ne peux rien faire ici, et cela n’avance à rien de t’épuiser. Izane sait ce qu’il a à faire.

— Comment pourrais-je me reposer, Earl ?

— Tu dormiras.

Les drogues lui procureraient un sommeil sans rêves.

— Jarg, appelle ; un bateau.

Veruchia se laissa aller, réconfortée par le contact de sa main et sa visible sollicitude. C’était bon d’avoir quelqu’un auprès de soi, un homme qui veillait sur elle et supervisait tout. À présent, elle n’avait plus qu’à attendre, rien d’autre à faire que dormir en espérant que, cette fois. Ils découvriraient le vaisseau.

Il le fallait. Il restait si peu de temps.